MARS 2000

PONT ST. MARTIN (AOSTA) - PARIS


Il y a de plus en plus d’indésirables dans le monde. Il y a trop d’hommes et de femmes pour qui cette société n’a prévu qu’un rôle : celui de crever. Morts pour le monde ou pour eux-mêmes, la société ne les désire qu’ainsi.
Sans travail, ils servent à pousser ceux qui en ont un à accepter n’importe quelle humiliation afin de le préserver. Isolés, ils servent à faire croire aux citoyens se prétendant tels qu’ils ont une réelle vie commune (entre les paperasseries de l’autorité et les rayons des marchandises). Immigrés, ils servent à alimenter l’illusion d’avoir des racines chez des prolétaires seuls avec leur néant au bureau, dans le métro ou devant la télévision. Clandestins, ils servent à rappeler que la soumission salariale, ce n’est pas le pire - il existe aussi le travail forcé et la peur qui serre le ventre à chaque contrôle de routine. Expulsés, ils servent à renforcer, sur tous les réfugiés
économiques du génocide capitaliste, le chantage du bannissement vers une misère sans retour. Prisonniers, ils servent à menacer avec le spectre de la punition ceux qui ne veulent plus de cette misérable existence. Extradés en tant qu’ennemis de l’Etat, ils servent à faire comprendre que dans l’Internationale de la domination et de l’exploitation il n’y a aucun espace pour le mauvais exemple de la révolte.
Pauvres, isolés, étrangers partout, incarcérés, hors-la-loi, bannis : les conditions de ces indésirables sont de plus en plus communes. Commune peut alors devenir la lutte, sur la base du refus d’une vie chaque jour plus précarisée et artificielle. Citoyens ou étrangers, innocents ou coupables, clandestins ou réguliers : ces distinctions des codes étatiques ne nous appartiennent pas. Pourquoi la solidarité devrait-elle respecter ces frontières sociales, alors que les pauvres sont continuellement trimbalés de l’une à l’autre ?
Nous ne sommes pas solidaires de la misère, mais de la vigueur avec laquelle les hommes et les femmes ne la supportent pas.

LE RÊVE D'UN PARCHEMIN

Dans les profondeurs du fleuve où l’histoire s’écoule, un rêve semble avoir résisté à l’usure du temps et à la chaîne implacable des générations. Regardez le parchemin jauni de ce code de la Renaissance, regardez sur la page ces xylographies qui nous ramènent à la jeunesse d’un millénaire tout juste expiré. Vous verrez les ânes chevaucher les cardinaux et les affamés de toujours se noyer joyeux dans la nourriture, vous verrez les couronnes piétinées, vous verrez la fin du monde ou — mieux encore — le monde à l’envers. Le voici donc ce rêve, le voici nu qui se raconte dans une gravure vieille de cinq cent ans : tuer le monde pour pouvoir le saisir, le voler à Dieu pour nous l’approprier et le façonner enfin avec nos propres mains. Les époques lui ont ensuite prêté des vêtements aux coupes toujours différentes. Il s’est habillé en paysan pendant les insurrections du Moyen Âge et en blouson noir en Mai 68, en ouvrier italien lors des occupations des usines et en tisseur anglais aux temps où les premiers métiers industriels étaient furieusement détruits à coups de masse. Le désir de renverser le monde est réapparu chaque fois que les exploités ont su saisir les fils qui les lient entre eux, les fils qui sont noués et brisés par les différentes formes de l’exploitation. Ce sont ces formes, en effet, qui en quelque sorte " organisent " les pauvres : elles les concentrent dans les usines ou dans les quartiers, dans les ghettos métropolitains ou devant le même bureau de chômage, en leur imposant des conditions de vie similaires et des problèmes similaires à résoudre tous les jours. Arrêtons-nous un instant, creusons le fond de nos mémoire et faisons appel aux contes de nos pères. L’usine dans le brouillard ou la sueur des champs brûlés par le soleil, le tourment d’une occupation coloniale qui t’arrache les fruits de la terre ou le rythme chaque jour plus infernal d’une presse qui, dans n’importe quel Etat " communiste ", te promet — pour un lendemain qui n’arrive jamais — de te délivrer de l’exploitation. À chacune de ces images de notre passé nous pouvons associer les différentes unions des exploités et, donc, les bases concrètes des luttes par lesquelles ceux-ci ont essayé de renverser le monde et de supprimer l’exploitation.

Maintenant que nous, fils des mémoires et des révoltes si différentes, nous nous retrouvons côte à côte, quel est-il le fil qui nous unit ? Qu’est-ce que nous a amenés ici du Maghreb ou de l’Est, d’Asie ou du cœur de l’Afrique ? Pourquoi même celui qui a toujours habité ici ne reconnaît plus cette terre, pourquoi la trouve-t-il si différente de celle de la mémoire ?

Une planète défigurée

Si nous lisons avec attention l’histoire de ces trente dernières années, nous pouvons entrevoir une ligne de développement, une série de modifications qui ont bouleversé la planète. Cette situation nouvelle est définie communément par le terme de " mondialisation ". Il ne s’agit pas de données définitivement acquises, mais de changements qui sont toujours en cours — avec des rythmes et des particularités propres à chaque pays — et qui nous permettent de tenter quelques prévisions. Brisons tout de même, d’abord, un lieu commun sur la " mondialisa-tion ". Le capital a toujours cherché à l’échelle planétaire des marchés à conquérir et une force de travail à exploiter au prix le plus bas, ce n’est donc pas une nouveauté. Ce qui est nouveau, par contre, ce sont les instruments pour le faire : grâce au développement de la technologie, le capital peut réaliser cette tendance avec une vitesse et des conséquences inimaginables il y a encore quelques années. Il n’existe donc pas un point de rupture entre le vieux capitalisme et l’actuel, tout comme il n’a jamais existé un " bon " capitalisme qui se développe sur des bases nationales et auquel il faudrait revenir — comme le laissent croire, au contraire, les nombreux adversaires du " néolibéralisme ". De 1973 (date qui marque conventionnellement le début de l’ère informatique) jusqu’à aujourd’hui, le capital n’a jamais changé de nature, il n’est pas devenu plus " méchant ". Il a tout simplement quelques armes de plus, mais tellement puissantes qu’elles ont défiguré la planète. Pour une facilité d’analyse, nous lirons ce processus à travers les changements qu’ont subi trois différentes zones géographique : les pays des anciennes colonies, les pays affranchis des régimes dits communistes et ceux d’Occident.

Les enfants non voulus du capital

Comme il est notoire, avec l’acquisition de l’indépendance, les anciennes colonies n’ont nullement rompu les rapports avec leurs colonisateurs ; dans la plupart des cas, au contraire, elles les ont simplement modernisés, non sans divers sursauts. Si l’ancienne exploitation coloniale visait surtout à l’accaparement de matières premières à bas prix qui étaient utilisées en Occident, à partir d’un certain moment des phases entières de la production industrielle ont été implantées dans les pays les plus pauvres, en profitant du coût très bas du travail. Tellement bas qu’il couvrait les frais de transport des matières premières, des machines, des objets finis ainsi que le prix des financements des régimes locaux, garants de l’ordre public et du bon déroulement de la production. Pendant de longues années, les capitaux occidentaux ont envahi ces pays, en modifiant profondément leur tissu social. Les anciennes structures paysannes ont été détruites pour faire place à l’industrialisation, les liens communautaires brisés, les femmes prolétarisées. Une quantité immense de main-d’œuvre arrachée à la terre, s’est retrouvée — exactement comme en Europe au siècle dernier — égarée dans les bidonvilles à la recherche d’un travail. Cette situation trouvait sa brutale stabilité tant que les usines manufacturières implantées par les occidentaux ont pu embaucher une partie consistante des bras à vendre. Mais à un moment donné, chacune de ces usines a commencé à fermer. Là-haut, au Nord, quelque chose avait changé : la force de travail était devenue à nouveau concurrentielle avec celle du Sud. Il y restait, une fois les usines fermées, ces nouveaux prolétaires, nombreux et inutiles.

À l’Est, la situation n’est pas meilleure. Les régimes soi-disant communistes ont laissé derrière eux le désert, l’appareil productif — énorme et obsolète — est resté en héritage aux vieux bureaucrates et aux capitaux occidentaux. Ainsi, les fils et les petits-fils de ces exploités — qui, outre l’esclavage hebdomadaire du travail salarié, ont dû subir aussi la rhétorique dominicale des « cuisinières au pouvoir » et de l’internationalisme prolétarien — se sont retrouvés au chômage : toute restructuration industrielle, on le sait, exige des licenciements. Comme cela avait déjà été le cas avec les anciennes colonies, chaque pays occidental s’est partagé ses zones d’influence économique et politique dans les domaines de l’ex Pacte de Varsovie, en y transférant la partie de sa production qui avait le plus besoin de main-d’œuvre. Mais ce n’est qu’une goutte d’eau dans la mer, immense étant le nombre de pauvres devenus inutiles à leurs maîtres. À l’Est comme au Sud, le chantage de la dette exercé par le Fond Monétaire International et la Banque Mondiale a accéléré de manière décisive ces processus.

C’est ainsi que, du Sud et de l’Est, commence la longue marche de ces enfants non voulus du capital, de ces indésirables. Mais pour ceux qui restent chez eux, le sort n’est pas meilleur. Les conflits sociaux provoqués par des changements aussi énormes que soudains sont intégrés dans les discours ethniques et religieux — des guerres nouvelles et toujours plus sanglantes sont au coin de la rue. Pour ceux qui choisissent la voie de l’émigration, toute comme pour ceux qui restent, les seules certitudes sont la misère et la dépossession. Tout regret est vain.

Jusqu’à la veille

Entre-temps, que s’est-il passé en Occident ? Moins brutal, le changement a été parallèle à celui du reste du monde. Les grands appareils industriels qui embauchaient une partie consistante des pauvres et qui ont longtemps déterminé la physionomie des villes — donc la mentalité, la façon de vivre et celle de se révolter des exploités — ont disparu. En partie, parce que transférés, nous l’avons vu, dans les pays les plus pauvres ; en partie, parce qu’il a été possible de les morceler et de les répartir différemment sur le territoire. Grâce au développement de la technologie, non seulement les cycles productifs ont été progressivement automatisés, mais ils sont devenus aussi plus adaptés au chaos intrinsèque du marché. Autrefois, le capital avait besoin de travailleurs possédant le savoir et la compétence nécessaires pour maîtriser, de manière plus ou moins autonome, un fragment du cycle de produc-tion ; donc de travailleurs qui restaient une vie entière dans la même usine en train d’exécuter les mêmes tâches. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Les connaissances demandées sont de plus en plus réduites et interchangeables, il n’existe plus d’accumulation de savoir, chaques travaux étant identique aux autres. Le vieux mythe du plein emploi est remplacé par l’idéologie de la flexibilité, c’est-à-dire par la précarité et le démantèlement des anciennes garanties : il faut s’adapter à tout, même aux contrats hebdomadaires, à l’économie clandestine ou à l’expulsion définitive du contexte productif. Ces changements sont communs à tout l’Occident, mais dans certains endroits ils ont été si rapides et si radicaux que le coût global du travail est devenu concurrentiel avec celui du Sud et de l’Est du monde. C’est ainsi que ce sont réalisés, d’un côté, le retour des capitaux ayant déstabilisé l’économie des pays le plus pauvres — avec comme conséquences des guerre et des migrations — et, de l’autre, la dégradation des conditions matérielles des exploités occidentaux.

Les révoltes à venir

Il est clair que le changement en Occident, bien que violent, est atténué en partie par ce qui reste du vieil Etat " social " et, surtout, par le fait qu’un bon nombre de précarisés sont les fils des vieux prolétaires et " jouissent " donc indirectement, à travers leurs familles, des anciennes garanties. Il suffira pourtant de laisser passer encore une génération et la précarité deviendra la condition sociale la plus généralisée. C’est ainsi que nous, fils du vieux monde industriel, serons économiquement toujours plus inutiles, unis de fait à la multitude d’indésirables qui débarquent sur nos côtes. Avec le passage des années et l’achèvement de cette tendance, perdront leur sens tous les mouvements qui essaient d’apporter un soutien extérieur à une partie circonscrite des exploités (immigrés, chômeurs, précaires, etc.). Les conditions d’exploitation seront pour tous similaires, ouvrant ainsi les portes à des luttes réellement communes. Le voici enfin le fil qui nous lie tous, pauvres de mille pays, héritiers d’histoires si différentes : le capital lui-même a unifié dans la misère les familles perdues de l’espèce humaine. La vie qui se dessine à l’horizon sera vécue sous le signe de la précarité. Aménagées avec soin par l’évolution de l’exploitation, voilà les bases matérielles modernes pour les anciens rêve de liberté, voilà le lieu des prochaines révoltes.

AVANT LA NUOVELLE MURAILLE DE CHINE

Les bouleversements sociaux qui ont rendu tellement irreconnaisable la planète nous révèlent une constante : le capital suit un double mouvement. D’un côté, il démembre tout tissu social qui oppose de la résistance à son expansion ; de l’autre, il reconstruit les rapports entre les individus selon ses exigences. Toute transformation économique s’accompagne constamment d’une transformation sociale, car la manière dont les hommes et les femmes sont exploités modifie leur façon d’être ensemble et donc de se rebeller. Dans ce sens, le profit et le contrôle social représentent deux finalités d’un seul projet de domination.

Après avoir détruit les communautés passées et leurs formes de solidarité, le capital a commencé à démanteler l’unité sociale qu’il avait lui-même créée à travers l’industrialisation de masse. Et cela non seulement pour détourner la résistance ouvrière que l’appareil de l’usine " organisait " involontairement, mais aussi parce que les capitalistes vivaient comme une contrainte la nécessité de recourir au processus productif pour faire de l’argent. L’assujettissement de la science au capital et les transformations technologiques conséquentes ont permis une nouvelle expansion économique et sociale. La valorisation - la transformation de la vie en marchandise - abolit toujours plus les barrières du temps et de l’espace afin de s’affranchir de toute base matérielle fixe. Dans ce sens, la réalité virtuelle (le dit cyber-espace, le réseau cybernétique mondial) représente sa condition idéale. Encore une fois, il s’agit d’un double mouvement : si la valorisation efface les rapports hostiles à la circulation du savoir-capital et des hommes-ressources, elle reconstruit, en même temps, les relations sociales sous le signe du virtuel (à travers des simulacres de rapports humains et des narcotiques électroniques). Tout cela présuppose un processus de formation d’un " homme nouveau " capable de s’adapter à des conditions de vie toujours plus artificialisées.

Au moment où l’économie s’étend à tous les rapports sociaux, en englobant tout le processus vital de l’espèce humaine, sa dernière utopie ne peut être que la pure circulation de valeur qui se valorise : argent qui produit de l’argent. Parallèlement, après son expansion à tout l’espace social, la dernière frontière du capital, son dernier territoire de conquête, ne peut être que son ennemi par excellence : le corps humain. Voilà la raison du développement des biotechnologies et du génie génétique.

Sans vouloir ici entrer dans les aspects particuliers de cette guerre au vivant, il est important de souligner le rôle fondamental de la technologie. Par technologie nous n’entendons pas, d’une façon générique, le « discours rationnel sur la technique », ni toute prothèse des capacités humaines ; en parcourant à rebours l’histoire même de l’emploi de ce concept, nous la définissons comme l’application des techniques avancées à la production industrielle de masse au moment où la recherche scientifique se fond avec l’appareil militaire (les années quarante). Il s’agit de ce processus qui, partant de l’industrie nucléaire et aéronautique, en passant par les matériels plastiques, l’antibiotique et la génétique, a abouti à l’électronique, à l’informatique et à la cybernétique. L’application industrielle des techniques les plus modernes procède d’avec les connaissances spécialisées en biologie moléculaire, en chimie, en physique, etc., et avec l’idéologie du progrès qui en est la justification. Ce processus, qui commence donc pendant la Seconde Guerre Mondiale, est inséparable du conflit de puissance entre les Etats, les véritables organisateurs de la société industrielle.

Le développement d’un savoir et d’une technique toujours plus incontrôlables édifie un mur chaque jour plus haut entre le producteur et l’objet qu’il fabrique, entre la machine et sa capacité à la maîtriser. Cela le dépossède en même temps de toute autonomie matérielle et de la con-science d’une expropriation possible (arracher aux maîtres les instruments techniques et productifs pour leur usage libre et partagé). Dans cette double dépossession, et non pas dans " l’iniquité néo-libérale ", se trouve la source des nos vies précarisées et artificielles.

Si le capital s’est diffusé sur tout le territoire ; si l’expropriation des techniques spécialisées est impossible (puisqu’elles sont inutilisables du point de vue révolutionnaire, ou tout simplement humain) ; s’il n’y a plus de centre productif (l’Usine) auquel opposer une organisation centrale (partis ou syndicats) avec son prétendu sujet historique - alors il ne reste que l’arme prolétarienne par excellence : le sabotage. Il ne reste que l’attaque anonyme et généralisée contre les structures de la production, de l’information, du contrôle et de la répression. Ainsi seulement il sera possible de s’opposer au double mouvement du capital, en entravant l’atomisation brutale des individus et en empêchant en même temps la construction de " l’homme nouveau " de la cybernétique, avant que les murs sociaux qui devront l’héberger ne soient achevés.

L'HYDRE À DEUX TÊTES

Il sont désormais nombreux, parmi les démocrates radicaux et le " peuple de gauche ", ceux qui attribuent à l’Etat un rôle purement décoratif dans les décisions prises sur nos têtes. On définit, en somme, une hiérarchie mondiale dont le sommet est représenté par les grandes puissances financières et les multinationales, et dont la base est constituée par les Etats nationaux ; ceux-ci deviendraient de plus en plus des valets, simples exécutants de décisions sans appel.

Tout cela conduit à une illusion qui est déjà porteuse des pires conséquences. Nombreux, en effet, sont ceux qui essaient d’imposer un tournant réformiste et en quelque sorte nostalgique aux luttes qui se développent un peu partout contre les aspects particuliers de la " mondialisation " : la défense du " bon " vieux capitalisme national et parallèlement celle du vieux modèle d’intervention de l’Etat dans l’économie. Personne ne remarque, pourtant, que les théories ultra-libérales à la mode ces temps-ci et celles keynésiennes, à la mode il y quelques années encore, proposent simplement deux formes différentes d’exploitation.

Certes, on ne peut pas nier, en l’état actuel des choses, que toute notre vie soit déterminée en fonction des nécessités économiques globales, mais cela ne signifie nullement que la politique ait perdu sa nocivité. Penser l’Etat comme une entité désormais fictive, ou exclusivement comme le régulateur des conflit sociaux (magistrature et police, pour ainsi dire), c’est limitatif. L’Etat, au sein des capitalistes, est celui qui assure des fonctions vitales pour tous les autres. Néanmoins, sa bureaucratie, liée mais pas subordonnée aux cadres des entreprises, tend avant tout à reproduire son propre pouvoir.

L’Etat, en préparant le terrain au capital, se développe lui-même. Ce sont les structures étatiques qui permettent l’abattement progressif des barrières du temps et de l’espace — condition essentielle pour la nouvelle forme de domination capitaliste —, en fournissant les territoires, les fonds et la recherche. La possibilité de faire circuler toujours plus rapidement les marchandises, par exemple, est garantie par les autoroutes, les voies aériennes et maritimes, le réseau du TGV : sans ces structures, organisées par les Etats, la " mondialisation " ne serait même pas concevable. De la même manière, les réseaux informatiques ne sont rien d’autre qu’un emploi différent des vieux câbles téléphoniques : toute innovation dans ce secteur (communication par satellite, fibres optiques, etc.) est assurée, encore une fois, par les appareils étatiques. C’est de cette façon, donc, que l’autre nécessité de l’économie planétarisée (la circulation des données et des capitaux en quelques instants) est satisfaite. Même du point de vue de la recherche et des avancements technologiques, les Etats jouent un rôle central. Du nucléaire à la cybernétique, des études sur les nouveaux matériaux au génie génétique, de l’électronique aux télécommunications, le développement de la puissance technique est lié à la fusion des appareils industriel, scientifique et militaire.

Comme tout le monde le sait, le capital de temps en temps a besoin de se restructurer, c’est-à-dire de changer les implantations, les rythmes, les qualification et donc les rapports entre les travailleurs. Souvent ces changements sont tellement radicaux (licenciements de masse, cadences infernales, réduction brutale des garanties, etc.) qu’ils mettent en crise la stabilité sociale, au point de rendre nécessaires des interventions de type politique. Parfois les tensions sociales sont tellement fortes, la police syndicale si impuissante et les restructurations si urgentes, que les Etats ne trouvent pas d’autres solutions que la guerre.

À travers cette voie, non seulement on détourne la rage sociale vers des faux ennemis (les Autres au sens ethnique ou religieux, par exemple), mais on relance l’économie : la militarisation du travail, les commissions d’armements et la baisse des salaires font rentabiliser au maximum les restes du vieux système industriel, tandis que les destructions généralisées cèdent leur place à un appareil productif plus moderne et aux investissements étrangers. Pour les indésirables — les exploités inquiets et en surnombre — l’intervention sociale devient plus expéditive : l’extermination.

L’une des caractéristiques de cette époque est le flux de plus en plus massif de migrants vers les métropoles occidentales. Les politiques de l’immigration — l’alternance d’ouverture et de fermeture des frontières — ne sont pas déterminées par le degré de sensibilité des gouvernants, mais elles découlent des tentatives de faire face à une situation toujours plus difficile à gérer, et d’en tirer profit. D’une part, ce n’est pas possible de fermer hermétiquement les frontières, d’autre part un petit pourcentage d’immigrés est utile — surtout si clandestins et donc corvéables à merci — puisqu’il représente une bonne réserve de force de travail à bas prix. Mais la clandestinité de masse provoque des conflits sociaux difficilement contrôlables. Les gouvernements doivent naviguer entre ces nécessités, le bon fonctionnement de la machine économique en dépend.

Tout comme le marché mondial unifie les conditions d’exploitation sans pour autant éliminer la concurrence entre capitalistes, de même il existe une puissance pluriétatique qui coordonne les projets de domination sans effacer la compétition politique et militaire entre les différents gouvernements. Les accords économiques et financiers, les lois sur la flexibilité du travail, le rôle des syndicats, la coordination des armées et des polices, la gestion écologique des nuisances, la répression de la dissidence — tout cela est défini au niveau international. La mise en pratique de ces décisions revient néanmoins à chaque Etat, qui doit se révéler à la hauteur. Le corps de cette Hydre sont les structures technobureaucratiques. Non seulement les exigences du marché se fondent avec celles du contrôle social, mais elles utilisent les mêmes réseaux. Par exemple, les systèmes bancaire, médical, policier et d’assurance s’échangent continuellement leurs données. L’omniprésence des cartes magnétiques réalise un fichage généralisé des goûts, des achats, des déplacements, des habitudes. Tout cela sous les yeux des caméras de surveillance toujours plus diffuses, et parmi des téléphones portables qui assurent la version virtuelle et elle-même fichée d’une communication sociale qui n’est plus.

Néolibéralisme ou pas, l’intervention de l’Etat sur le territoire et dans nos vies est chaque jours plus totalitaire, sans pour autant être séparée de l’ensemble des structures de production, distribution et reproduction du capital. La hiérarchie présumée entre le pouvoir des multinationales et celui des Etats, de fait, n’existe pas, car ils opèrent en symbiose mutuelle pour cette puissance inorganique qui est en train de mener une seule guerre : celle contre l’autonomie des hommes et la vie de la Terre.

FRATERNITÉ DANS L'ABJECTION

Dans 1984 de George Orwell, livre qu’un demi-siècle de totalitarisme n’a fait que confirmer, on trouve la description de deux cultures complètement séparées à l’intérieur de la société : celle des fonctionnaires du Parti et celle des prolétaires (comme sont définis les exclus de la citadelle bureaucratico-socialiste et de son idéologie). Les fonctionnaires ont des mots, des gestes, des valeurs et même une conscience totalement différents de ceux des prolétaires. Entre ceux-ci et ceux-là aucune communication n’est possible. Les prolétaires ne se révoltent pas contre le Parti, tout simplement parce qu’ils ignorent sa nature ainsi que sa localisation concrète : on ne peut pas com-battre quelque chose que l’on ne comprend pas et qu’on i-gnore. Les fonctionnaires oublient systématiquement — une amnésie sélective qu’Or-well appelle « double pensée » — les mensonges sur lesquels ils fondent leur adhésion à la domination sur le temps et sur les hommes. La spécialisation de l’activité (c’est-à-dire sa par-cellisation et sa répétition incessante) est entièrement au service des dogmes du Parti, lequel se présente comme scien-ce infaillible de la totalité his-torique et sociale. C’est pour-quoi il a besoin du contrôle absolu du passé, afin de gouverner le futur.

Si l’on change quelques noms, on verra que cette divi-sion de classe, basée sur une sé-paration culturelle nette, représente précisément la tendance de la société dans laquelle nous vivons. Les fonctionnaires du Parti sont aujourd’hui les technobureaucrates de la machine économico-administrative, dans laquelle se fondent l’appareil industriel, la recherche scientifique et technologique, le pouvoir politique, médiatique et militaire. Les prolétaires orwelliens sont les exploités délivrés - par le capital - de ces funestes illusions que furent tous les programmes de classe ; préca-risés dans le travail comme dans tout le reste, ils sont dépos-sédés de ce qui est toujours plus nécessaire au fonction-nement de la machine sociale : le savoir technologique. Ils sont ainsi contraints à une misère nouvelle, celle de qui ne désire plus une richesse qu’il ne comprend même pas. La séparation technologique : voilà la nouvelle muraille de Chine que les exploiteurs sont en train de construire au nom de la lutte contre l’Ennemi (alors que celui-ci ne vient pas d’ail-leurs, mais est à la tête des tra-vaux).

La citadelle du Parti est aujourd’hui celle des technologies informatiques, son Ministère de la Vérité sont les médias, ses dogmes — éternels l’espace d’une nuit — ont tous le doux son de l’incertitude. Des multinationales au système bancaire, du nucléaire à l’armée, la technobureaucratie se fonde sur l’énergie et l’information. Celui qui les contrôle, contrôle le temps et l’espace.

En dehors de la masse des techniciens-ouvriers sans qualification, les possesseurs du savoir hautement spécialisé sont de moins en moins nombreux ; néanmoins, nous sommes tous porteurs des conséquences de ce savoir (en premier lieu l’appauvrissement des mots et des idées). Le but des technobureaucrates et de leurs journalistes, c’est justement de nous faire sentir responsables du désastre qu’ils produisent quotidiennement : le nous qu’ils nous adressent sans cesse, c’est la fraternité dans l’abjection. Ils nous invitent à discuter de tous les faux problèmes, ils nous accordent le droit de nous exprimer après nous avoir soustrait la faculté de le faire. C’est pourquoi toute idéologie de la participation démocratique (combattre " l’exclusion " est le programme de gauche du capital) n’est que complicité dans le désastre. Tout comme dans 1984, les prolétaires actuels ont un savoir, une mémoire et un langage séparés de ceux du Parti ; ce n’est donc que sur la base de cette séparation qu’ils ont le droit et le devoir de participer à l’ordre social. La différence est que chez Orwell, seuls les non-fonctionnaires ont accès à un passé — lieux, objets, chansons, etc. — pas totalement effacé ; et cela parce qu’ils ont encore des liens sociaux, bien que sous l’ombre des bombes. Mais que reste-t-il de ces liens quand le Parti (c’est-à-dire le système étatique-capitaliste) s’approprie la vie sociale toute entière ?

Voilà pourquoi dans ces pa-ges sur les indésirables on parle aussi de technologie. Une criti-que du progrès technologique qui abandonne le discours de classe nous semble tout aussi partielle qu’une critique de la précarité qui n’affronte pas les nouvelles formes et les nouveaux territoires de la dépossession technico-scientifique.

La division en deux mondes qu’ils sont en train de construire pourrait enlever tout sens à la révolte : comment dé-sirer une vie autre une fois que toutes ses traces auront dispa-ru ?

L’histoire du capitalisme moderne s’est ouverte avec une immense insurrection d’ouvriers et d’artisans qui refusaient de fabriquer des objets de très mauvaise qualité et de ne pas pouvoir maîtriser les machines et la
production. C’était l’année 1811, en Angleterre, et les insurgés s’appelaient luddites. Leur organisation spontanée et informelle, qui traversait les villes et les campagnes, s’étendait à tous les travailleurs, sans restriction de métier. Ils entrèrent dans l’histoire pour la destruction à coups de masse des machineries industrielles et pour la puissante conjuration d’une population que la police ne réussissait pas à faire moucharder. Les " criminels ", à la faveur de la force complice de l’anonymat, étaient nulle part et partout. L’armée ne suffisait pas à rétablir l’ordre : il fallut pour les uns le contrôle des syndicats et le chantage des élections, pour les autres la potence. Les machines détruisaient leur communauté : eux détruisaient les machines. Ils voulaient décider ensemble de leurs rapports et ils étaient fiers de leurs mains, pas encore transformées en simples prothèses du capital.
Aujourd’hui, dans cette société nuisible et moribonde, la technologie non seulement pousse à l’émigration et à la précarité, empoisonne l’air et la nourriture, lie entre eux les patrons, leur savoir et leurs polices ; mais elle sert aussi à contrôler, à uniformiser les comportements, à réprimer la révolte. Aujourd’hui comme hier, elle est au centre de la dépossession capitaliste ; elle réduit les capacités humaines et accroît la concurrence, elle déracine et isole les pauvres, espionne les inquiets, terrorise les clandestins, dénonce les hors-la-loi. L’intégration qu’elle impose n’est qu’une accumulation généralisée de ghettos.
Le temps est revenu d’attaquer les milles nœuds de notre misère et de notre soumission - des nouveaux coups de masse pour un luddisme encore plus lucide et radical. Frères et sœurs, le temps est revenu d’une nouvelle solidarité anonyme et séditieuse, sans chefs ni médiateurs : le temps d’une nouvelle conjuration.

 
 

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